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À la recherche des origines du langage

Mis à jour le 28 janvier 2019

Pige pour le n°1 de Vraiment


En l’absence de toute trace tangible, l’apparition du langage chez l’homme reste un mystère que tentent de percer depuis deux siècles les différentes disciplines scientifiques.


Longtemps, l’apparition du langage a trouvé son explication dans des mythes, religieux ou non, ou des théories philosophiques. À partir de Charles Darwin et de sa théorie de l’évolution au milieu du XIXe siècle, l’idée que l’humain, comme les animaux, est le produit d’une évolution naturelle fait son chemin chez les scientifiques. Et avec elle une question essentielle: comment, à la différence des animaux, le langage est-il venu à l’homme? Contrairement à d’autres activités humaines comme la taille de la pierre, le langage n’a pas laissé de trace avant l’invention de l’écriture. Aucune preuve directe, aucun élément matériel, aucune trace fossile ne permettent de remonter jusqu’à ses origines.

Pour en percer le mystère, il faut donc interroger et croiser différentes disciplines (biologie, linguistique, archéologie), à la recherche de preuves indirectes. Biologiquement se pose tout d’abord la question des  capacités du corps humain à produire un langage. Et de sa spécificité par rapport à celui des animaux, à commencer par ceux dont nous sommes les plus proches: les primates. Certains animaux sont certes capables de communiquer un danger immédiat ou une disponibilité sexuelle en émettant des signes, des sons, voire des ultrasons. Mais seul l’humain est capable de créer un système assez complexe pour  exprimer un passé, un présent et un futur ainsi qu’un ici et un là-bas, ce que l’on appelle le langage.

Le larynx en question

Jusqu’au début du siècle, on pensait que les singes n’étaient pas capables physiquement de prononcer certains sons utiles au langage. Ce qui leur interdisait, de fait, tout accès à ce mode de communication.

Alors que la position très basse de son larynx permet à l’humain d’articuler une multitude de sons très différents, celui des autres primates, beaucoup plus haut, n’offrirait pas les mêmes capacités. Cette hypothèse a été infirmée au début des années 2000 par le biologiste américain Tecumseh Fitch. Ce spécialiste du langage expliquait en janvier, lors d’une conférence scientifique organisée par l’Institute of Language, Communication and the Brain (ILCB) d’Aix-en-Provence, avoir filmé avec des caméras à rayons X des macaques, des rennes et des chiens en train de mâcher ou d’émettre des sons. Il a ainsi pu mettre en évidence que leur larynx descendait très bas pendant ces activités. La mobilité de cet organe n’est donc pas propre à l’humain et ne suffit pas à expliquer sa capacité à parler. Plus généralement, l’appareil vocal humain n’est pas le seul à pouvoir produire les sons utiles au langage. Pour en apporter la preuve, Tecumseh Fitch et son équipe ont modélisé l’appareil vocal entier du macaque dans quatre-vingt-dix-neuf positions différentes. En utilisant des modèles acoustiques, ils ont ensuite synthétisé les différents sons susceptibles d’en sortir. Et en piochant dans cette bibliothèque sonore, ils ont réussi à reproduire une phrase, en l’occurrence « will you marry me ? » (« veux-tu m’épouser ? »).

Selon Tecumseh Fitch, la seule différence biologique fondamentale entre l’humain et les autres animaux concernant le langage se situerait au niveau du cerveau. Et plus précisément dans cette zone appelée l’aire de Broca, beaucoup plus développée chez l’humain. Cette zone, découverte en 1861 par Paul Broca, médecin et anthropologue français, permettrait d’élaborer une récursivité indispensable au langage, c’est-à-dire la possibilité, en élaborant une phrase, de répéter indéfiniment la même règle. Par exemple : « Julien explique souvent [qu’Élodie lui avait avoué [que Medhi lui avait chuchoté [que Déborah avait pensé [que… » ou encore « le ciel bleu azur marseillais immaculé… ». C’est ce procédé qui nous permet de décrire des relations complexes.

Divergences chez les linguistes

La biologie n’est toutefois pas la seule discipline à pouvoir nous éclairer sur les origines du langage. En tant que science dévolue à son étude, la linguistique devrait, elle aussi, apporter sa pierre à l’édifice. La Société de linguistique de Paris a pourtant officiellement interdit à ses membres de se pencher sur la question en 1866, soit quelques années après la parution de L’Origine des espèces de Charles Darwin. Et ce refus, comme l’explique Sylvain Auroux, historien et philosophe des sciences du langage, dans son livre La Question de l’origine des langues (PUF, 2007), ne se limite pas aux chercheurs français. Beaucoup de linguistes de l’époque se désintéressent en effet du sujet, qu’ils jugent trop polémique dans une société religieuse et impossible à documenter en l’absence de preuves directes. Ce n’est que dans la deuxième partie du XXe siècle que les linguistes s’emparent vraiment de la question. Parmi eux, l’Américain Noam Chomsky essaie alors d’imposer l’idée que le langage serait inné chez l’humain et qu’il ne serait pas, au départ, un moyen de communiquer mais un moyen de structurer sa pensée pour soi-même. Son compatriote Morris Swadesh, linguiste et anthropologue, invente pour sa part la glottochronologie, technique qui permet de trouver similitudes et parentés entre deux langues en comparant des mots proches. C’est en s’appuyant sur ces recherches que deux scientifiques néo-zélandais, Russell Gray et Quentin Atkinson, ont réussi en 2003 à faire remonter l’origine des langues indo-européennes à au moins 7 800 ans avant J.-C.

Pour percer le mystère de la langue, d’autres chercheurs ont eu recours à l’archéologie. En posant l’hypothèse qu’il est impossible d’accomplir certaines actions sans un langage structuré. Dans La Genèse du langage et des langues (Éditions Sciences humaines, 2018), Jacques François, professeur de linguistique émérite à l’université de Caen Basse-Normandie, se fait ainsi l’écho des travaux de deux chercheurs français.

Sur les traces des premiers explorateurs

En 2005, Christophe Coupé et Jean-Marie Hombert ont déduit de travaux archéologiques sur l’exploration de l’Australie par un peuple venant de Nouvelle-Guinée il y a 50 000 ans que ce peuple utilisait, sans doute, un langage structuré.

On ne peut distinguer l’Australie à l’œil nu depuis les côtes guinéennes. L’hypothèse de Coupé et Hombert est donc que ce peuple a observé les vols d’oiseaux et en a déduit l’existence d’un autre territoire. Pour le vérifier, il a fallu que ces hommes planifient collectivement la construction de radeaux et la constitution de réserves alimentaires. Or, pour les chercheurs, cette planification n’est possible qu’en ayant acquis les  idées de but et de sous-but.

Le langage structuré étant le seul outil permettant de représenter ces idées, le peuple de Nouvelle-Guinée a donc eu recours au langage pour organiser son expédition sur les côtes australiennes. Depuis les années 2000 et sur ces bases, les recherches interdisciplinaires sur l’origine du langage se multiplient. En confrontant ces différentes approches, il est aujourd’hui possible de dater l’apparition du langage dans une  fourchette allant de -50 000 à -200 000 ans avant J.-C. Cette estimation très large donne probablement raison aux linguistes du XIXe siècle: chercher à dater précisément l’origine du langage est une entreprise vaine. Mais, un peu comme le langage a permis aux premiers humains de décrire leur monde, ces différentes recherches ont permis de poser les bases d’un dialogue interdisciplinaire fertile sur cette faculté particulièrement humaine qu’est le langage.

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